Luc 11
1.5.2016
Quand le détail nous fait perdre l’essentiel.
Deutéronome 14 : 22-29 Luc 11 : 37-42
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Chères paroissiennes, chers paroissiens,
Il y a des textes bibliques qui sont absents des lectionnaires, ces listes de texte biblique proposés aux pasteurs pour chaque dimanche de l’année. Le texte de Luc que vous venez d’entendre et qui se prolonge, rythmé de « Malheur à vous pharisiens…» en fait partie. C’est vrai que ce sont des textes souvent difficiles à entendre. Mais ici, nous avons une petite perle, et il serait dommage de passer à côté de cette rencontre de Jésus avec ce pharisien.
C’est un récit remarquable qui montre le génie de Jésus, sa capacité de rebondir sur des situations toutes simples de la vie quotidienne et en tirer un enseignement profond et tout à fait actuel, même au XXIe siècle ! Nous verrons comment ces paroles de Jésus concernent aujourd’hui les scandales qui font la Une des journaux. Mais voyons le récit en détail. Jésus est invité à un dîner chez un pharisien. Quand ils sont à table, le pharisien s’étonne de ce que Jésus n’ait pas pratiqué les ablutions rituelles.
Ici, il n’est pas question de se laver les mains pour des raisons d’hygiène, mais d’être en règle avec Dieu, par une mesure de purification, au moyen des ablutions. Vous vous souvenez de ces vases de pierre dont il est question dans les noces de Cana. Il devait y en avoir dans chaque maison. Donc le pharisien fait une remarque de type religieuse à Jésus. Il met en question le rapport de Jésus à Dieu (ce qui est déjà ironique pour nous).
Jésus va profiter de cet épisode de la vie quotidienne, de la vie ordinaire, pour en faire un enseignement fondamental. Pour les pharisiens, il est fondamental d’obéir à la Loi jusque dans les plus petits détails, pour montrer son attachement à Dieu. Pour eux — pour les calvinistes souvent aussi — c’est dans les petits comportements que se jouent les grandes valeurs. Les petits manquements sont aussi graves que les grands. Le problème n’est pas avec cette idée, Jésus là aussi exposée et soutenue dans la parabole des Talents : « Celui qui est fidèle dans les petites choses le sera aussi dans les grandes » (Mt 25).
Ce qui fait problème à Jésus, c’est lorsque l’arbre cache la forêt, lorsque l’attachement au détail prend une telle énergie qu’il n’en reste plus pour l’essentiel. Jésus va l’exprimer dans les catégories du dedans et du dehors. Il fait remarquer à son hôte que laver l’extérieur ne dispense pas de purifier l’intérieur. Et Jésus le fait avec ce génie rhétorique qui lui est propre : il transpose le principe du pharisien du corps à la vaisselle ! Personne ne va vouloir manger dans un plat qui m’a été lavé qu’à l’extérieur ! Il n’y a qu’un insensé pour faire cela.
Ensuite Jésus renvoie à la création de l’être humain par Dieu. Dieu a créé l’être humain, intérieur et extérieur ensemble, comme une unité. Ce qui est sous-entendu, c’est que le rapport est Dieu passe par l’intérieur, par l’intériorité de l’être humain. C’est donc l’intérieur qu’on doit veiller à purifier ou garder pur autant que l’extérieur.
En fait, Jésus reconnaît l’intention bonne du pharisien de se purifier pour être dans une bonne relation avec Dieu, mais il lui fait remarquer — un peu brutalement — que le moyen est inadéquat. Et — pour ceux qui ont des oreilles pour entendre — Jésus donne le bon moyen, littéralement : « Donnez du dedans, avec miséricorde, et vous serez purs. » (Luc 11:41)
On peut faire deux lectures de cette parole.
1) une lecture matérielle — comme la traduction en français courant — « Donnez plutôt en aumône ce qui est dans vos plats et tout sera pur pour vous » ou bien
2) une lecture spirituelle : «Donner du dedans, de votre être intérieur, avec miséricorde, avec compassion, et tout sera purifié en vous. » Par cette parole, dont je préfère la lecture spirituelle, Jésus nous invite à puiser en dedans de nous-mêmes, dans notre être-même, l'élan de miséricorde, c'est-à-dire l'élan qui se penche vers la misère des autres, de la même manière que Dieu s'est penché sur la misère de son peuple en esclavage en Égypte. Ce qui rend pur, c’est-à-dire ce qui rend agréable à Dieu, ce ne sont pas des marques extérieures d’obéissance, mais une disposition intérieure tournée vers la sollicitude envers autrui.
Ainsi, le résultat, recherché par le pharisien dans les ablutions, s’obtient pour Jésus par l’attention réelle portée à la détresse de son prochain. C’est là que se joue la relation à Dieu. Jésus nous fait donc passer d’une relation aux choses (la dîme) ou au corps (l’ablution) à une relation aux personnes. C’est là que se déplace le critère, la mesure de l’attachement à Dieu. Ensuite Jésus résume tout cela dans sa parole de deuil ou de malédiction : « Malheureux êtes-vous, pharisiens, qui donnez à Dieu la dîme de chaque plante de votre jardin, mais négligez la justice et l’amour !» (v.42)
Je ne sais pas si vous avez remarqué une particularité dans les commandements du Deutéronome concernant la dîme ? La dîme est bien consacrée à Dieu — elle doit donc être consommée dans le Temple — mais elle n’est ni donnée aux prêtres, ni consommées par les prêtres, mais par le donateur et sa famille ! « Là, vous achèterez tout ce dont vous aurez envie (de la viande et de l’alcool) et vous les consommerez joyeusement avec vos familles… » Tous les trois ans, cette dîme servira de réserve pour les nécessiteux de la ville. Le but du don de la dîme est bien l’amour et la justice.
Pour Jésus, il est non seulement important de redéfinir où se joue la relation à Dieu : dans l’attention aux personnes, mais surtout de redéfinir les priorités. Où est l’essentiel ? L’essentiel n’est pas dans les détails. L’essentiel, c’est que les grandes valeurs soient appliquées, mise en pratique. Rien — pas même le texte écrit de la Loi, encore moins les arguties juridiques — ne doivent faire oublier les valeurs essentielles, parce que ce sont elles — la justice et l’amour — qui ont un impact réel sur la vie quotidienne des populations.
Et c’est bien ce qui est dit dans la dénonciation des derniers scandales : Lux Leaks, Panama Papers, et optimisation fiscale. Le scandale, c’est qu’il n’y a rien d’illégal dans ses pratiques ! Les lois en vigueur les permettent et nous empêchent de les combattre, mais la justice en tant que valeur est bafouée. Je suis sûr que Monsieur Schneider-Ammann est un homme honnête et qu’il signalerait à la caissière du supermarché si elle lui rendait trop de monnaie. Malgré cela il a pratiqué — sans fraude — l’optimisation fiscale pour son entreprise.
Ce que Jésus nous dit en parlant à ce pharisien qui l’a invité à dîner, c’est qu’il ne faut pas perdre de vue les valeurs supérieures (la justice et l’amour) dans chacun de nos gestes. Et qu’il ne faut pas être aveuglé par notre honnêteté dans les petites choses au point de « filtrer le moucheron et d’avaler le chameau », une autre parole de Jésus (Mt 23:24).
Il semble qu’à partir d’une certaine échelle (de millions ou de milliards), l’esprit se déconnecte de la réalité, et bien plus grave à cette échelle, c’est le contrôle éthique des comportements qui subitement se débranche, comme on le voit dans le scandale de VW et d’autres entreprises automobiles.
Jésus met en garde contre ces deux fléaux contemporains : 1) Penser qu’on peut afficher longtemps une belle façade avec un intérieur corrompu. 2) Penser que tout ce qui est légal et forcément juste. Le génie de Jésus, c’est de nous faire voir de telles vérités universelles et intemporelles à partir d’une simple scène de la vie quotidienne.
Amen
© Jean-Marie Thévoz, 2016