Matthieu 5
6.2.2005
Les Béatitudes
Ps 1 : 1-3 Mt 16 : 21-26 Mt 5 : 1-10
Chères paroissiennes, chers paroissiens,
L'Evangile de Matthieu contient le texte le plus connu des évangiles — après le Notre Père — les Béatitudes. Ces Béatitudes ouvrent un discours de Jésus qu'on a surnommé le Sermon sur la Montagne. Jésus y expose en quelque sorte son programme, le cœur de sa pensée : Il est venu accomplir la Loi de Moïse; à travers lui, le Royaume des Cieux s'est approché.
Cette présence du Royaume des Cieux, cette proximité de Dieu change, transforme, transfigure la réalité vécue des croyants. Des relations nouvelles sont instaurées qui remplacent les relations anciennes, périmées. L'enseignement de Jésus porte sur cette nouveauté de l'irruption de Dieu dans l'existence humaine. En tant que Fils de Dieu, de Dieu prenant forme humaine — ce qu'on appelle l'incarnation — Jésus est lui-même Dieu qui s'approche de nous.
Jésus transmet cette bonne nouvelle à ses disciples qui sont tout près de lui, sur cette montagne, mais Matthieu précise aussi que la foule est là. L'enseignement de Jésus n'est pas réservé à des initiés, il est destiné à tous. Et Jésus commence par déclamer les Béatitudes.
Chacun de nous a cette musique des Béatitudes dans l'oreille, avec une traduction préférée. Mais comme il s'agit toujours de traductions, et bien il y a des variations, qui essaient, chacune, de dire au mieux ce qui a été dit par Jésus. Mais qu'a dit exactement Jésus ? Il s'exprimait sûrement en araméen ou en hébreu, or les Evangiles nous sont parvenu en grec, donc déjà en traduction.
Disposer de plusieurs traductions, c'est comme avoir plusieurs instruments dans un orchestre, il faut les écouter ensemble et en retenir leur harmonie. Voici quelques variations sur la première Béatitude :
Celle du Psautier (189) "Heureux ceux qui ont l'esprit de pauvreté, le Royaume des Cieux est à eux.
TOB : "Heureux les pauvres de cœur…
Français courant : "Heureux ceux qui se savent pauvres en eux-mêmes…
Moins classiques, Chouraki : "En marche, les hommes au souffle de pauvres…
La Nouvelle Traduction : "Joie de ceux qui sont à bout de souffle…
J'aime bien cette transformation du littéral "pauvres en esprit" en concret "à bout de souffle." N'était-ce pas la condition de ceux qui suivaient Jésus — peut-être à bout de souffle de l'avoir rejoint en hâte au sommet de la montagne — mais surtout la condition de ces gens des campagnes, laissés pour compte de la vie économique et sociale, ces gens sans importance aux yeux des propriétaires ou des commerçants des villes, juste bons à être de la main d'œuvre bon marché, exploitable à merci, parce qu'incapables de se défendre.
A la première lecture, les Béatitudes c'est beau, c'est harmonieux, c'est idéal. Mais si l'on y réfléchit, si on lit vraiment ce qui est écrit : Joie pour eux qui sont à bout de souffle, Joie pour les éplorés, Joie pour les persécutés… n'est-ce pas déplacé de parler de joie, de bonheur, n'est-ce pas déplacé de faire des promesses à ces pauvres, à ces laissés-pour-compte, n'est-ce pas un jeu cruel ou démagogique que de les laisser espérer quelque chose qui ne se réalisera jamais dans cette vie, sur cette terre ?
A la deuxième lecture, les Béatitudes ne sont pas raisonnables, n'ont pas de sens, tout est à l'envers ! Heureux ceux pleurent ! Heureux les doux ! Dans notre monde, il faut être fort, il faut se battre, lutter, être compétitifs, c'est le seul moyen d'être heureux, n'est-ce pas ? N'est-ce pas ce qu'on nous dit, ce qu'on nous répète, ce qu'on nous serine ?
Où est la vérité ? Où est la réalité ? Ces Béatitudes sont tout le contraire de notre monde, c'est le monde à l'envers, lorsqu'on écoute les personnes importantes, les décideurs.
Alors je vous propose de les retourner pour les remettre à l'endroit, pour voir l'effet que cela fait. Allons-y.
Heureux les riches, les pleins d'eux-mêmes…
Heureux les violents…
Heureux ceux qui rigolent…
Heureux ceux qui sont écœurés par la justice…
Heureux les sans coeurs…
Heureux les cœurs partagés, divisés…
Heureux ceux qui sèment le trouble, la discorde…
Heureux ceux qui vivent tranquilles et qui ne se mêlent de rien.
Ça fait un drôle d'effet, cette troisième lecture ! Les Béatitudes semblaient à l'envers, mais une fois qu'on les retourne pour les mettre à l'endroit aux yeux du monde, la nouvelle formule paraît encore plus insensée ! Bon, cela ressemble bien à ce que le monde vit maintenant. Mais ce monde, n'est-ce pas lui qui est à l'envers ? N'a-t-il pas besoin, et nous avec, d'entendre les Béatitudes à l'endroit ! Après ce parcours, les Béatitudes reprennent sens.
Bien sûr, Jésus n'a jamais dit qu'il venait ôter le malheur et les souffrances du monde. Il a dit qu'il venait pour souffrir, pour vivre notre souffrance. Le contraire du bonheur, ce n'est pas le malheur, c'est la désespérance, la perte du sens. Jésus vient redonner de l'espérance à l'humanité, il vient pour redonner du sens dans nos malheurs.
Si l'on observe attentivement les situations décrites dans les Béatitudes, ce ne sont certainement pas des situations confortables, mais par contre, ce sont des situations, des attitudes, des comportements où se vit quelque chose de vrai, d'authentique, de profond. On peut rire superficiellement, du bout des lèvres, mais je n'ai jamais vu quelqu'un pleurer pour le paraître ! Lorsque Jésus dit : "Heureux…" il veut signifier que l'on touche à la vraie vie, à ce qui donne du sens à la vie, à ce qui lui donne du poids.
Lorsque nous sommes sans voix, à bout de souffle, il nous ouvre l'horizon offert par Dieu. Lorsque nous sommes en pleurs, il nous dit que dans les pleurs même, il y a vie et consolation. Et il promet une vie peine de sens — mais pas sans épreuves — à ceux qui font preuve de compassion, qui créent des conditions de paix, qui luttent pour la justice et à ceux qui vivent les rétorsions que leur valent leur combat ou leur foi.
Jésus n'a jamais promis la tranquillité à ses disciples. C'est lui-même qui ouvre la route en annonçant qu'il va monter à Jérusalem pour souffrir. Ce n'est qu'après avoir ouvert la route lui-même, qu'il engage ses disciples à porter leur croix et à entrer dans le paradoxe de la vie chrétienne :
"Celui qui veut sauver sa vie la perdra; mais celui qui perdra sa vie pour moi, la retrouvera." (Mt 16:25)
Et j'aimerais conclure par ces mots du scientifique et croyant Théodore Monod :
"Imaginez que le Sermon sur la Montagne devienne la règle de vie de tous les humains, à commencer par les chrétiens : le lendemain, il n'y aurait plus ni guerre, ni esclavage, ni torture, ni cruauté. C'est là l'évidence. Mais bien des choses en nous nous empêchent d'appliquer à la lettre le Sermon sur la Montagne. Voilà pourquoi je n'ai jamais dit que le christianisme avait échoué; j'ai toujours dit qu'il n'avait pas encore été essayé. Le jour où nous essaierons le christianisme, ce jour-là, quelque chose se produira; le monde changera. Pour l'instant, ce n'est pas le cas. Alors, soyons modestes !"*
Amen
*Citation tirée de "Itinéraires" no 49, hiver 2005, page de couverture II.
© 2007, Jean-Marie Thévoz