Marc 10
1.3.98
Abandonner ce qui fait obstacle à la quête de la vraie vie
Genèse 2 : 7-9 + 15-17 Galates 3 : 23-29 Marc 10 : 17-22
Chères paroissiennes, chers paroissiens,
Vous avez certainement tous reconnu dans la dernière lecture le récit de la rencontre de Jésus avec le jeune homme riche. Cela fait plusieurs mois que ce récit tourne dans ma tête. En effet, c'est typiquement un de ces textes dont on n'écoute plus les mots parce qu'on l'a déjà entendu. Il ne fait que réactiver notre mémoire et notre mémoire masque le récit.
Un exemple : on parle du jeune homme riche. Pourtant, il ne s'agit que d'un homme qui observe les commandements depuis sa jeunesse dans le texte de Marc. Chez Luc, c'est même un notable, donc quelqu'un de mûr, voire d'âgé. Il n'y a que Matthieu qui dise de lui qu'il est jeune. Ici, et pour aujourd'hui, pour être fidèle au texte de Marc, c'est un homme adulte, d'âge indéterminé.
Le masque de notre mémoire retient généralement de ce texte trois leçons :
1. Il ne suffit pas d'obéir aux commandements, il faut en faire plus, obéir jusqu'à l'impossible.
2. On ne peut suivre Jésus qu'en renonçant à ce qui nous est précieux, à ce qui nous tient à coeur.
3. On doit se reconnaître dans l'homme riche, mais ne pas devenir triste comme lui.
Eh bien je crois que ces trois leçons ne sont pas dans le texte. Le texte a autre chose à nous dire. Cette rencontre de Jésus est une bonne nouvelle, pour l'homme riche et pour nous. Voyons cela.
D'abord, l'homme court vers Jésus pour lui poser la question de sa vie, la question qui le tracasse depuis longtemps : «Comment hériter de la vie durable, de la vraie vie ?»
1. Jésus ne fait pas une réponse compliquée, n'énonce pas d'exigences spéciales, il cite simplement une partie du décalogue. Et c'est l'homme qui relance Jésus : «J'ai pratiqué tout cela, mais ma question reste en moi.» Cette pratique ne lui suffit pas, ne remplit pas sa vie, ne lui donne pas tout son sens. L'obéissance ne lui suffit pas, ne le comble pas.
Lorsque Jésus dit à l'homme : «Il te manque quelque chose», il n'invente rien, il confirme, il valide simplement le sentiment profond de l'homme, il reconnaît autant l'obéissance de l'homme que le manque qu'il vient d'énoncer. Jésus n'affirme pas qu'il faut encore obéir à quelque chose de plus. Jésus refuse la logique de demander "un peu plus de la même chose". L'homme fait suffisamment.
Jésus entre sur le terrain de l'homme qui cherche la vraie vie. Il le considère pour lui-même, "il le regarde et se prend à l'aimer" dit le texte de Marc. L'homme étant en manque, en demande d'autre chose, Jésus lui suggère un changement d'attitude, de comportement face à la vie.
L'homme a rempli sa vie de l'observance des commandements. Il vivote dans son obéissance stricte. Il ne s'y épanouit pas, il est peut-être rempli de scrupules, de culpabilité, de doutes. (Ai-je bien fait ? En ai-je assez fait ? etc.).
Jésus va le placer sur un autre terrain. «Vends tout ce que tu as et donne-le aux pauvres». Jésus ne lui demande pas de transposer sa façon d'être (scrupuleux, comptabilisateur) dans sa façon de donner aux pauvres (Ai-je assez donné ?). Au sein de cette vie bien rangée, Jésus lui propose un coup de folie, une extravagance, un acte extraordinaire qui échappe à tout calcul, à toute mesure. Il lui propose quelque chose qui le délierait de toutes les conventions, de tous les usages, de toutes les obéissances. Jésus propose cela, non pas pour que l'homme devienne parfait, mais pour le délier, le libérer, lui rendre un accès à la vraie vie, aux richesses du Royaume de Dieu.
2. Jésus ne propose pas à l'homme un renoncement pour le plaisir de Dieu. Jésus lui propose cela parce que — à ce moment de l'existence de cet homme, à cause de la quête de cet homme — c'est la meilleure chose qui puisse lui arriver, qu'il puisse faire.
C'est là que la bizarre introduction du récit prend son sens. «Ne m'appelle pas "bon maître", Dieu, l'Unique, est bon». Au début de cette rencontre, Jésus devait rappeler à cet homme que Dieu n'est pas un maître sadique et cruel qui veut écraser l'être humain sous les corvées et le renoncement. Dieu, l'Unique, est celui qui a libéré son peuple de l'esclavage et l'a conduit au Sinaï pour lui donner la loi qui lui permettra de rester libre. Le but de la loi n'est pas l'obéissance, mais la liberté. C'est cela que Dieu veut, et c'est en cela qu'il est bon pour l'être humain.
Donc si Jésus propose à l'homme de vendre ses biens, c'est parce que, à ce moment-là de la quête spirituelle de cet homme, ces biens sont devenus un obstacle sur son propre chemin. Cette fortune est un poids. L'homme est retenu par elle. C'est comme s'il avait les pieds coulés dans du béton, il est paralysé. Cette fortune, peut-être un héritage, l'empêche d'avancer, de sauter, de danser, d'être libre comme un oiseau. Sa sécurité l'empêche d'être libre et de grandir.
3. Cet homme a tout pour être heureux, pourtant sa quête n'est pas accomplie, il avait besoin de courir la dire à Jésus. L'homme reçoit confirmation de son manque et une suggestion de Jésus. A cette réponse «il prit un air sombre et s'en alla tout triste».
On a toujours interprété cela comme un refus. On peut aussi le lire différemment. La tristesse est l'émotion qui nous rapproche le plus de nous-mêmes, de notre être intérieur, de notre vrai "moi".
L'homme avec sa tristesse commence son cheminement intérieur, un retour vers son propre passé pour comprendre ce qu'il vit, ce qu'il a vécu. Le passage par la tristesse est essentiel pour reprendre contact avec le "soi intérieur", avec l'être vrai qui est en nous. Jésus est justement celui qui nous reconnecte avec notre être intérieur. Cela peut passer par la tristesse.
L'homme — confronté à la vérité de la rencontre avec Jésus — doit réaliser à quel point ses biens, ses héritages, sont ce qui le paralyse, l'immobilise, l'empêche de marcher avec la vie, à la suite de Jésus. La quête de l'homme tourne autour de l'héritage. Sa question primordiale est : "Comment hériter la vraie vie ?" tout en trimbalant ses héritages . Ces héritages qu'il doit vendre, dont il doit se débarrasser pour devenir lui-même à la suite de Jésus, cela peut être aussi bien cette fortune, ou cette obéissance apprise, ou un autre boulet accroché à son pied dans son passé.
L'homme a de quoi pleurer sur son passé pour retrouver la liberté d'être lui-même, pour évacuer tout ce qui l'a empêché de grandir, d'évoluer en liberté, en suivant sa propre voie. Il doit réaliser tout ce qui a été canalisé dans une obéissance stricte et comment cette obéissance sans réflexion n'est pas l'aboutissement, l'accomplissement de la volonté de Dieu.
Obéir ou être libre, ce n'est pas la même chose.
Jésus offre à cet homme — et à chacun d'entre nous — la liberté. Cela demande de se séparer de fardeaux placés sur nos épaules tôt dans la vie, fardeaux qui font maintenant obstacle à cette liberté.
Jésus veut le meilleur pour nous, c'est pourquoi il nous offre de déposer sur terre les poids, les liens qui nous entravent pour marcher léger à sa suite, avec un trésor dans le ciel.
Amen.
© 2007, Jean-Marie Thévoz