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  • Exode 14. La mort est engloutie (Typologie III)

    Exode 14
    25.8.2013
    La mort est engloutie (Typologie III)
    Exode 14 : 5-31     1 Corinthiens 15 : 51-58

    Télécharger la prédication : P-2013-08-25.pdf


    Chères paroissiennes, chers paroissiens,
    Je continue ma série de l'été qui nous permet de voir comment l'Ancien Testament éclaire certaines paroles du Nouveau Testament et leur donne une dimension plus compréhensible. Cela demande d'entendre les récits de l'Ancien Testament davantage comme des images de notre vie et moins comme des reportages historiques.
    Pour ce matin, j'ai choisis cette parole de l'apôtre Paul qui dit "La mort a été engloutie dans la victoire du Christ" (1 Co 15:54). L'apôtre Paul — dans son annonce de l'évangile —  met la mort et la résurrection de Jésus au centre de son message. C'est sur la croix que tout se joue pour nous. C'est vraiment difficile à comprendre et à croire pour nous aujourd'hui.
    Que veut dire "la mort est engloutie" ? Il est important de s'en faire une idée, puisque c'est ce que nous disons qu'il se passe dans le baptême. Sur la croix, la mort a été engloutie.
    Pour comprendre cette notion, il faut aller voir le récit de l'Ancien Testament que vous avez entendu, sur le passage à pied sec de la Mer Rouge par les hébreux, sous la conduite de Moïse. Souvenez-vous, depuis Joseph, le fils de Jacob, le peuple hébreu habitait dans le delta du Nil, en Egypte. Le peuple s'est développé au point que le pharaon l'a vu comme une menace et l'a réduit en esclavage. Le pharaon a soumis les hébreux à de lourdes corvées, au point de les mener à la révolte.
    C'est Moïse qui mène la révolte et négocie avec le pharaon le départ des hébreux, d'où la célèbre chanson "Let my people go", "Laisse aller mon peuple." Pharaon finit par céder, laisse partir le peuple d'Israël, mais se ravise et se met à les poursuivre avec son armée. Ici commence le récit que vous avez entendu.
    Le peuple a peur, il fait des reproches à Moïse, à quoi bon nous libérer d'Egypte si c'est pour mourir au désert, il y avait assez de tombeaux en Egypte. Sortons de l'histoire d'il y a 3'000 ans pour voir à quel aspect de nos vies ce récit ressemble.
    Parfois, on se trouve à un tournant dans nos vies. On doit quitter une situation établie pour une autre que nous espérons meilleure, Quitter un logement pour un autre. Espérer un autre emploi après avoir été licencié. Et nous vivons des sentiments ambivalents. A un moment nous nous réjouissons de l'avenir, ce sera mieux, il y aura de la place, ce sera plus intéressant.
    Et par moments, nous sommes remplis d'inquiétude, est-ce que ça va jouer, ne devrais-je pas regretter le connu que j'abandonne pour de l'inconnu ? Regrets de ce qu'on quitte et peur de ce qui doit venir. Cela aussi nous habite.
    Ainsi, nous sommes le peuple en marche vers l'inconnu, avec une armée de soucis et d'inquiétude à nos trousses, avec nos interrogations : ai-je fait le bon choix, vais-je réussir ou échouer, vais-je tenir la pression, le stress ?
    A chacun de donner un nom à cette armée qui nous poursuit dans le chenal que Moïse a ouvert devant nous dans la Mer Rouge. A chacun de donner un nom à la terre promise qui nous attend après la traversée du désert. A chacun de nous de donner un nom à la force qui ouvre un chemin devant nous et qui engloutit derrière nous les soucis, les angoisses ou le désespoir qui nous poursuivent.
    Comme chrétiens, nous entendons comme venant de Dieu les paroles de Moïse à son peuple : "N'ayez pas peur, tenez bon et vous verrez comment le Seigneur interviendra." (Ex 14:13) Le Seigneur intervient pour ouvrir une voie devant nous. Une route qui éloigne des tombeaux de l'Egypte et qui nous conduit à la vie, à une vie vraie, enrichissante. Cette traversée, de la mort vers la vie, nous la symbolisons dans le baptême en Christ.
    L'eau du baptême, nous la recevons comme l'eau de la Mer Rouge, que nous traversons vers la vie et qui vient engloutir tout ce qui nous poursuit, qui vient engloutir le mal que nous traînons derrière nous. Evidemment, lorsque nous baptisons un tout petit enfant, nous ne pensons pas à ce qui l'encombre maintenant, mais plutôt aux fardeaux qu'il accumulera petit à petit, comme nous l'avons fait nous-mêmes jusqu'à maintenant. 
    En nous rappelant notre propre baptême, nous pouvons demander à Dieu de nous faire — à nous aussi — traverser à nouveau la Mer Rouge pour qu'il noie derrière nous tout ce qui nous encombre et nous freine. Pour noyer, engloutir tout ce qui nous retient dans notre Egypte intérieure et nous empêche de marcher, de progresser vers la terre promise. Pour noyer, engloutir nos angoisses et nos peurs, pour pouvoir marcher dans la confiance et la sérénité. Pour noyer, engloutir tout ce que nous n'arrivons pas à nous pardonner à nous-mêmes.
    Sur la croix, le Christ a à nouveau traversé cette Mer Rouge pour que la mort elle-même soit engloutie, anéantie, pour que tout ce qui doit mourir en nous soit emporté avec le Christ sur la croix, afin que nous recevions la vie, la vraie vie, la vie en abondance.
    "N'ayez pas peur, tenez bon, Dieu nous donne la victoire en Jésus-Christ." (Ex 14:54 et 1 Co 15:57) Si nous acceptons de faire ce chemin avec lui, à entrer dans ce chemin de la Mer Rouge, à faire le saut de la foi, alors Dieu engloutira derrière nous tout ce qui nous fait peur, tout ce qui nous angoisse, toutes nos fautes, pour nous conduire dans une vie libérée et joyeuse. 
    Oui, Dieu ouvre devant nous un avenir et nous pouvons avancer à notre tour avec cette confiance qu'un chemin se dessine sous nos pas et que Dieu engloutit derrière nous — en Christ — nos peurs et nos angoisses.
    Amen
    © Jean-Marie Thévoz, 2013

  • Genèse 22. D’Isaac à Jésus, du marchandage à la confiance (Typologie II)

    Genèse 22
    18.8.2013
    D’Isaac à Jésus, du marchandage à la confiance (Typologie II)

    Genèse 22 : 1-14    Hébreux 11 : 11+17-19     Jean 1 : 24-31
    Télécharger la prédication : P-2013-08-18.pdf


    Chères paroissiennes, chers paroissiens,
    Dans ma série de l’été sur la lecture typologique de la Bible, nous embarquons ce matin dans un des textes les plus difficiles de l’Ancien Testament, la ligature d’Isaac, titre préférable — et utilisé par les juifs — au sacrifice d’Isaac, parce que justement ce sacrifice n’a pas eu lieu.
    Un mot d’abord sur la lecture typologique. C’est la lecture qui a été pratiquée par la première Eglise, avant la rédaction du Nouveau Testament et poursuivie plus tard, qui consiste à chercher dans l’Ancien Testament ce qui est dit du Christ et de son destin. Le Père de l’Eglise Irénée disait : « Partout dans l’Ecriture se trouve disséminé le Fils de Dieu » (Contre les hérésies, IV, 20 et 39). Chercher la présence du Christ dans l’Ancien Testament donne une saveur au texte et à la recherche, et contribue à éclairer notre compréhension des mystères du Christ.
    Voyons comment cela peut apparaître avec le récit de Genèse 22. Une première lecture du récit, avec les lunettes du XXIe siècle nous fait apparaître des personnages aux comportements inacceptables ! Quel père indigne, quelle image de maltraitance que de soumettre un enfant à un simulacre d’exécution !
    Mais la Bible n’est pas un journal du matin, ce récit n’est pas un reportage. Le texte est le fruit d’une histoire et d’une longue réflexion qui expose une construction théologique, que nous allons nous efforcer de comprendre.
    S’il est effectivement choquant que surgisse la demande d’un sacrifice humain, il faut relever que le récit est justement construit pour l’éviter, puis pour condamner la pratique des sacrifices humains. Ce but a sûrement été la première raison de la rédaction de ce récit : Dieu ordonne de sacrifier un animal, pas un humain.
    Le récit de la ligature d’Isaac est donc un récit sur la substitution, sur l’échange : la vie humaine est sauvée par son remplacement par la vie animale, un bélier ou un agneau. Cela a probablement été le « premier travail » du Dieu d’Israël d’abolir les sacrifices d’enfants (Michée 6:7) qui étaient pratiqués dans la religion phénicienne ou celle du dieu Moloch. L’institution du Temple et des sacrifices animaux en découle. C’est un net progrès de la vie religieuse, mais cette économie du sacrifice reste une économie de marchandage entre l’être humain et Dieu. « Je te sacrifie cela, mais alors donne-moi ceci… » ou « Si tu me donnes cela, alors je te sacrifierai ceci… » Vous connaissez ces marchandages qu’on fait avec Dieu quand on est pris dans une situation inextricable.
    Est-ce vraiment le type de relation que Dieu veut entretenir avec nous ? Est-ce que ces marchandages suffisent à tenir éloignée de nous l’angoisse d’en faire assez, d’être à la hauteur ou d’être assez juste devant Dieu ? Soyons honnêtes, cette économie du marchandage religieux ne peut qu’aboutir à notre désavantage devant Dieu. Qui peut se prétendre sans tache, sans péché ?
    La substitution d’Isaac par le bélier annonce l’intention de Dieu de sauver l’être humain, mais pas seulement d’éviter d’être sacrifié, mais aussi d’être sauvé de l’angoisse de l’insuffisance, d’être sauvé de la mort pour vivre, d’être réhabilité dans la présence de Dieu. Ainsi, cette substitution d’Isaac annonce une nouvelle substitution et un nouvel échange, celui du Christ. Et c’est là que nous pouvons repérer les similitudes entre ce récit et celui de la Passion de Jésus énoncées dans le Nouveau Testament. Isaac et Jésus sont dit « fils unique » ; ils se soumettent tous deux à la volonté de leur père. Abraham arrive sur la montagne le troisième jour (Gn 22:4). Jésus porte sa croix comme Isaac porte le bois du sacrifice. Il y a substitution d’Isaac par le bélier. Une substitution a lieu avec Jésus-Christ. Cette substitution est exprimée de différentes façons dans le Nouveau Testament.
    On peut mentionner la phrase de Caïphe que j’ai mentionnée dimanche passé : « Il vaut mieux qu’un seul homme meurt plutôt que tout le peuple. » (Jn 18:14) Cette phrase de l’Evangéliste Jean est à double sens. Elle dit aussi bien l’utilité pragmatique qu’y voit Caïphe que la vérité théologique de la substitution : en effet, la mort de Jésus remplace la mort de toute l’humanité. Et on peut mentionner le personnage de Barrabas (Jn 18:40) qui a la vie sauve parce qu’il est remplacé par Jésus comme condamné à mort.
    Et puis, il y a l’annonce de Jean-Baptiste qui dit à propos de Jésus : « Voici l’agneau de Dieu. » (Jn 1:29) Cela donne l’impression que Jean-Baptiste fait une substitution inverse du récit de Genèse 22 : l’agneau du sacrifice redevient un être humain. Mais justement, le récit de la ligature d’Isaac nous interdit ce retour en arrière. Dieu ne va pas défaire ce qu’il a fait précédemment. La mort de Jésus n’est pas un sacrifice humain. Il y a bien une substitution, mais elle est d’homme à homme, d’être humain à être humain et pas sur le mode du sacrifice.
    Je reviens un peu en arrière. Nous avons vu que le mode de fonctionnement du Temple est un système de marchandage ou de rétribution. Il a fallut mettre cela en place pour supprimer les sacrifices humains. Cet échange était une bonne chose, mais ce n’est pas l’idéal auquel Dieu voulait aboutir. Il y a encore un changement à faire.
    En fait Dieu — et on le voit abondamment chez les prophètes, quand ils disent, ce ne sont pas les sacrifices, mais la justice que je demande (Prov 21:3, Es 1:10-17, Michée 6:6-8) — Dieu souhaite sortir du système des sacrifices pour arriver à un autre mode de relation, sur le mode de la justice et de la confiance. C’est la confiance, la foi, que Dieu cherche, pas la soumission par le marchandage et la rétribution.
    Pour arriver à une relation de confiance entre l’être humain et Dieu il faut sortir de l’économie du Temple, il faut sortir du tribunal où tout se paie. Pour sortir de ce système marchand, il faut effacer l’ardoise et repartir sur une autre base. Ce n’est pas le débiteur qui peut effacer l’ardoise, mais seulement le créancier, en donnant un gage de sa bonne volonté, de sa bonne foi. Et Dieu l’a fait en se donnant lui-même à l’humanité, sous la forme de ce qu’il a de plus précieux, son fils unique. Ainsi, Dieu lui-même opère la deuxième substitution, notre dette contre son bien le plus précieux. C’est ce qu’on exprime lorsqu’on dit que Jésus est mort à notre place, qu’il est mort pour nous. Ce n’est pas un sacrifice, c’est un don. Cela ne relève plus de l’économie marchande du Temple, mais de l’économie non-marchande de l’amour.
    Ainsi, ce que nous apprennent ensemble Genèse 22 et le Nouveau Testament, c’est que deux substitutions successives — Isaac remplacé par le bélier, l’humanité remplacée par Jésus-Christ — ont produit le changement voulu par Dieu : quitter le domaine du marchandage religieux pour entrer dans une relation nouvelle avec Dieu,  une relation marquée par le don et plus par la dette; une relation marquée par l’amour et plus par la peur; une relation marquée par la reconnaissance et plus par le sacrifice ; une relation marquée par la vie et plus par la mort.
    La ligature d’Isaac remplace le sacrifice humain par le sacrifice animal, mais reste dans le système de rétribution. Jésus, qui donne librement sa vie pour remplacer tous les sacrifices et les marchandages avec Dieu, ouvre une relation nouvelle avec Dieu, une relation faite de confiance et d’amour réciproque. Ainsi la Passion du Christ nous révèle la nouvelle nature de la relation à Dieu, une relation d’amour.
    Dimanche prochain, nous traverserons la Mer Rouge avec Moïse et nous verrons ce que ce récit apporte à notre compréhension du baptême.
    Amen

    © Jean-Marie Thévoz, 2013

  • Genèse 4. Abel, figure du Christ (Typologie I)

    11.8.2013
    Genèse 4
    Abel, figure du Christ (Typologie I)

    Genèse 4 : 2b-11       Luc 24 : 25-27

    Télécharger la prédication : P-2013-08-11b.pdf


    Chères paroissiennes, chers paroissiens,
    Aujourd'hui et les prochains dimanches de cet été, je vais vous entraîner dans la redécouverte d'une très ancienne façon de lire les textes bibliques, une méthode qui s'appelle la "typologie." Nous allons reprendre des textes de l'Ancien Testament pour voir ce qu'ils nous apportent comme compréhension nouvelle du Nouveau Testament et particulièrement de la personne et du ministère de Jésus.
    Cette lecture "typologique" de l'Ancien Testament a été, en fait, la lecture de la première Eglise. C'est tout ce qu'elle pouvait faire avant la rédaction du Nouveau Testament. Comment cette première Eglise, issue des apôtres, pouvait-elle comprendre la vie et la mort de Jésus, si ce n'est en allant puiser dans les textes de la tradition juive, la Torah et les prophètes ? Et c'est bien cette méthode qui apparaît dans le récit des disciples d'Emmaüs, dans le passage qui vous a été lu.
    Les deux disciples marchent en compagnie de Jésus qui est encore incognito. Ils ne comprennent pas la mort tragique de Jésus à Jérusalem. C'est alors que Jésus leur révèle la clé, la source de la compréhension de ce qui lui est arrivé : (ma traduction) "Vous serez dans l'ignorance, tant que vous ne vous mettrez pas à croire ce qu'ont déjà énoncé les prophètes." (Luc 24:25). Pour Jésus, l'Ancien Testament est une longue préparation à la compréhension de ce qui lui est arrivé.
    Et Luc continue son récit en décrivant ce que Jésus fait pour ces deux disciples : " En commençant par Moïse et en continuant par tous les prophètes, il leur expliqua tout ce qui était dit à son sujet dans l'ensemble des Ecritures." (Luc 24:27). Voilà un catéchisme qu'il serait utile de posséder ! Jésus explique donc à ces deux disciples tout ce qui le concerne dans l'Ancien Testament, de la première à la dernière page.
    Tout ce qui le concerne dans l'Ancien Testament. Comment fait-il ? Parce que dans le texte littéral, dans les textes, il n'y a rien qui annonce directement la venue d'un Jésus. L'Ancien Testament n'est pas un livre de prévisions comme les horoscopes de Mme Soleil ou d'Elisabeth Tessier. Pourtant, la première Eglise s'est appliquée à la relecture de l'Ancien Testament et elle a trouvé. Elle a trouvé des récits, des événements et des personnages qui portent en eux une préfiguration du Christ.
    Pour faire cette relecture, il faut apprendre à lire ce qui est écrit entre les lignes, comme les héros de l'écrivain Dan Brown dans le Da Vinci Code ou dans Inferno. Il faut — et c'est souvent difficile pour nous les protestants — sortir de l'interprétation historique littérale, pour privilègier le sens symbolique. l'articulation du récit, ou les types de personnages qui apparaissent (d'où le nom de méthode "typologique.")
    C'est ce que je vous propose de faire ce matin avec le récit de Caïn et Abel. Ce récit fait partie des chapitres "mythologiques" de la Genèse, c'est-à-dire des récits qui visent l'universalité et pas la particularité du récit de vie individuelle. Il ne faut pas en faire une lecture historique et vouloir donner des dates de naissance à Adam et Eve, Caïn et Abel ou Noé.
    Dans le récit qui nous occupe, nous sommes face à des universaux, l'universalité de la rivalité ou compétition entre deux frères, l'universalité de l'injustice ou de l'infortune, l'universalité de la colère et de la violence, l'universalité du crime et du châtiment.
    C'est la façon dont le récit expose ces grands thèmes qui nous intéresse, et la possibilité d'établir des parallèles avec le destin de Jésus. C'est la voix de Dieu et sa position par rapport à ces thèmes universels qui vont être révélatrices des points communs entre l'Ancien et le Nouveau Testament.
    Que voyons-nous dans ce récit : deux hommes qui ont des professions différentes — Abel est berger et Caïn cultivateur — ils font tous deux un même geste et ils obtiennent des résultats opposés, la réussite pour l'un, l'échec pour l'autre. Aucune explication, aucune raison ne sont données. On nous met juste devant cette réalité : de manière incompréhensible, le malheur tombe sur l'un plutôt que sur l'autre.
    Cette injustice ou cette infortune suscite la jalousie, la colère, l'envie de meurtre. Et le récit, par l'entremise d'un dialogue entre Dieu et Caïn, met en avant la possibilité d'un choix, d'une résistance à l'envie de meurtre. Mais ici, l'envie devient passage à l'acte. Caïn tue Abel.
    Mais le récit ne s'arrête pas là, il y a une parole divine qui sanctionne : "J'entends le sang de ton frère qu crie vengeance !" (Gn 4:10). La victime n'est pas oubliée, la mort n'efface pas l'injustice subie; on n'escamote pas l'injustice en faisant disparaître le corps. Et puis, une parole de condamnation est prononcée sur le criminel. Justice est rendue.
    Le récit de la Genèse évite deux solutions souvent utilisée dans la vie courante ou l'histoire. On trouve la première solution dans un récit similaire, celui de la fondation de Rome* par Remus et Romulus, où le bien de la cité, du plus grand nombre, justifie le meurtre de Remus. Justification qu'on retrouve dans la bouche de Caïphe pour demander la mise à mort de Jésus : "Il vaut mieux qu'un seul homme meurt plutôt que tous le peuple." (Jn 18:14). Le récit de Genèse 4 refuse le critère de l'utilité qui justifierait de commettre le mal pour obtenir un plus grand bien.
    La deuxième solution évitée est celle de blâmer la victime, dire qu'elle y est quand même pour quelque chose dans ce qui lui arrive. C'est ce que dit un des amis de Job. Le récit de Genèse 4 évite ces deux échappatoires.
    La position exprimée par le texte biblique — et qui est absolument parallèle au récit de la Passion de Jésus — 1) c'est que la victime est innocente, il ne peut rien lui être reproché qui l'aurait entraînée dans cette position de victime et justifierait ce qui lui arrive; 2) c'est que la victime est reconnue comme victime, ce n'est pas un dégât collatéral, ou ne nécessité malheureuse. Un meurtre est un meurtre; 3) le coupable est désigné comme tel, il n'est ni excusé, ni blanchi, il est coupable.
      Ces trois éléments se retrouvent aussi bien chez Abel que dans la Passion de Jésus, c'est pourquoi on peut dire qu'Abel est, dans l'Ancien Testament, une figure du Christ. Non pas parce que le rédacteur a eu une vision d'avance de ce qui allait arriver à Jésus, mais parce que Dieu est constant dans sa justice et que du début à la fin de la Bible, sa justice déclare innocent l'innocent et coupable le coupable.
    A partir de là, les disciples d'Emmaüs qui devaient être plein de doutes concernant Jésus, qui pouvaient se demander, comme Caïphe, s'il n'était pas préférable que Jésus meurt seul plutôt qu'avec tous les disciples ou tout Israël, ou bien qui pouvaient se demander ce que Jésus avaient fait de faux ou de mal pour mériter son châtiment, ces disciples d'Emmaüs peuvent comprendre, à la lumière de l'Ecriture, que des innocents meurent injustement, pas par leurs propres fautes, et que Dieu les réhabilitent.
    La résurrection — découverte dans le partage du pain — est le signe divin de cette réhabilitation, de cette déclaration d'innocence de Jésus par Dieu. Ainsi, par la relecture du récit de Caïn et Abel, les disciples d'Emmaüs peuvent commencer à comprendre le mystère de la mort de Jésus.
    Amen
    * Tite-Live, Histoire romaine 1, La Fondation de Rome, Livre 1, §VII, Paris, Les Belles Lettres, 2000, (Classiques en poche 25), p. 25-27.

    © Jean-Marie Thévoz, 2013