Ruth 4
27.8.2006
Le message politique du livre de Ruth
Néh 13 : 1-3 Esd 9:1-4 + 10:1-3 Rt 4 : 7-17
Chères paroissiennes, chers paroissiens,
Pendant ce mois d'août, nous nous sommes penchés sur le récit du livre de Ruth. J'ai abordé ce récit de différentes manières. Dans une lecture plutôt psychologique, nous avons vu comment trois femmes, Noémi et ses deux belles-filles Orpa et Ruth, adoptaient des attitudes différentes face à un événement semblable, le deuil de leurs maris. Dans une lecture théologique, nous avons vu comment ce récit est une parabole de la Providence divine, au travers des nombreuses bénédictions qui sont reçues et échangées.
Aujourd'hui, j'aimerais aborder une autre facette de ce récit, c'est la portée politique de ce livre ! Cela peut paraître bizarre de penser que ce récit de mariage champêtre peut revêtir une signification politique. En effet, cette dimension politique n'est pas immédiatement visible, elle est comme camouflée par le côté léger, idyllique, romantique de cette histoire. Eh bien, je crois que ce côté masqué est voulu et qu'il a permis que ce livre soit intégré dans la Bible.
En effet, le livre de Ruth, tel que nous le lisons aujourd'hui, est porteur d'un courant politique minoritaire au moment de la formation de la Bible. Ce livre présente donc deux niveaux de lecture — dus probablement à deux étapes de rédaction.
Le premier niveau de lecture est de l'ordre du roman qui présente des personnages, une intrigue, un drame et un dénouement heureux, l'histoire de ces femmes qui doivent reprendre pied dans l'existence et qui reçoivent les bénédictions de Dieu au travers d'un homme respectueux de la Loi, qui fait son devoir légal, puis est béni en retour par un beau mariage. A ce niveau de lecture, c'est un récit hors du temps, qui n'a pas de connexion avec la réalité historique.
Dans un deuxième temps, dans le contexte du retour de l'Exil à Babylone, un rédacteur rajoute quelques mots à la première phrase pour inscrire ce récit dans la chronologie de l'histoire d'Israël : "A l'époque où les juges exerçaient le pouvoir en Israël…" (Rt1:1) et ajoute un demi verset à la fin du récit : Obed fut le père de Jessé, père de David." (Rt 4:17). Il complète enfin le livre par la liste des ancêtres de David depuis Pérès, déjà nommé dans le récit.
Ces deux petites adjonctions ont deux effets. Le premier, c'est d'inscrire cette petite histoire dans la grande Histoire : maintenant elle raconte quelque chose sur les antécédents du roi David, elle prend de l'importance et cela explique pourquoi il faut l'inclure dans la liste des livres bibliques.
Le deuxième effet — et c'est là sa portée politique — c'est de placer un femme étrangère (moabite de surcroît) dans la généalogie du roi David, le héros d'Israël, la figure du Messie. Au temps de l'Exil et après, David est le modèle du Messie à venir, celui qui devra redonner sa splendeur et son indépendance politique à Israël, malgré le fait d'avoir du sang moabite dans les veines.
Pourquoi cette femme moabite, Ruth, a-t-elle une portée politique dans ce retour d'Exil ? Il faut rappeler que l'Exil a été une terrible épreuve pour l'identité d'Israël. Jérusalem détruite, le peuple a perdu son Roi, son Temple et sa Terre. Comment expliquer cela en gardant sa foi en Dieu ? Habituellement, lorsqu'un peuple perdait tout, on en concluait qu'il ne s'était pas adressé à la bonne divinité, puisque celle-ci n'avait pas réussi à le protéger.
En Israël, les choses ne se sont pas passées ainsi. Ce n'est pas Dieu qui a failli, c'est la faute du peuple et surtout de ses dirigeants. S'il y a un exil, c'est à cause de la désobéissance d'Israël, c'est une punition divine, temporaire. Et le retour d'Exil est vu comme une seconde chance : dès maintenant, par l'obéissance de tous à la Loi de Moïse, le peuple d'Israël va regagner sa terre et pouvoir y rester.
Mais pour rester sur la terre promise, il ne faut plus se laisser aller à la désobéissance et à l'idolâtrie. La sécurité passe par le culte du Dieu unique. Et un courant majoritaire se dessine (on le voit dans Esdras/Néhémie) qui accuse les étrangers implantés en terre d'Israël d'être la plus grande menace pour eux et pour le culte. Ainsi Néh 13:3 dit : "Lorsque les Israélites entendirent la lecture de cette interdiction, ils décidèrent d'exclure de leur communauté tous les étrangers." Cette interdiction lue devant le peuple se trouve dans Deutéronome 7:1-7.
Il y a donc, en ce temps-là, post-exilique, un courant, une veine nationaliste très forte qui veut exclure les étrangers, notamment en demandant à tous les juifs qui ont épousé une étrangère de la renvoyer. Nous avons entendu cela dans le livre d'Esdras. Le mariage entre juifs et étrangères est proscrit, parce qu'il est vu comme un risque de contamination idolâtrique. Les livres d'Esdras et de Néhémie sont les principaux vecteurs de cette pensée nationaliste, à son stade le plus intransigeant.
Cette veine nationalise, de pureté ethnique, se retrouve aussi, mais entremêlée avec une veine universaliste, dans les livres du Lévitique, du Deutéronome, de Samuel et des Rois. La veine universaliste se signale par tous les rappels "souvenez-vous que vous avez été étrangers en Egypte" (Dt 24:22, par ex.). La veine nationaliste dénonce les rois qui se laissent entraîner par leurs épouses vers les cultes étrangers (1 Rois 11:1-13 par. ex.).
La veine universaliste pure est le combat politique du livre de Ruth, comme il l'est de la majorité des prophètes, avec, comme fer de lance, la deuxième et la troisième partie d'Esaïe.
Ces deux veines sont donc présentes dans la Bible, comme elles sont présentes dans le monde, comme elles sont présentes en Suisse. D'un côté, les partisans — comme Esdras/Néhémie — de la pureté du peuple et de l'expulsion des étrangers, des femmes étrangères et de l'autre, les partisans du livre de Ruth qui appellent à ne pas juger par généralisation et a priori, mais de regarder la personne et la situation, indépendamment des origines et de la provenance.
Cette lutte entre ces deux tendances se retrouve aussi au cœur du Nouveau Testament. Ainsi, Matthieu souligne l'ouverture universaliste du message de Jésus en incluant Ruth dans sa généalogie (Mt 1:5). Matthieu n'inclut que quatre femmes dans les 42 générations évoquées. Avoir choisi Ruth parmi celle-ci a certainement une signification !
Dans le livre des Actes, on voit aussi ce combat entre l'ouverture ou la fermeture de l'Eglise aux païens prendre place entre l'apôtre Jacques, le frère de Jésus, et Pierre, puis Paul (Actes 15). Chaque époque est replacée devant ce choix.
Le récit du livre de Ruth prend clairement position : c'est l'attitude personnelle de Ruth, vis-à-vis de sa belle-mère et de Dieu, qui en fait un personnage attachant et digne d'entrer dans la lignée du Christ. Les amies de Noémi le soulignent lorsqu'elles disent : "Ta belle-fille vaut mieux pour toi que 7 fils" (Rt 4:15).
Aujourd'hui, chez nous, à nous de savoir si nous voulons adopter une attitude défensive et craintive ou avancer dans ce courant universaliste du livre de Ruth.
Amen
© 2006, Jean-Marie Thévoz
Fait partie de la suite : Ruth 1 / Ruth 2 / Ruth 4 (il n'y a pas de Ruth 3)